Le cerf et le serf

On estime qu'au cours de son règne, Napoléon aura chassé plus de trois cent cinquante fois. Il faut se rappeler que la chasse a été depuis le Moyen-Âge l'apanage de la noblesse. La chasse au grand gibier était une prérogative de nobles et le petit gibier était destiné au reste de la population. La chasse, privilège seigneurial, était la distraction par excellence des aristocrates et plus particulièrement des rois qui étaient de grands chasseurs. Pouvoir être admis aux chasses royales était un des plus grands honneurs de la cour, signe d'avancement. Par contre, le braconnage était sévèrement punis sous l'Ancien Régime : amende et fouet pour la première infraction, fouet et bannissement pour la première récidive, galères et confiscation des biens à la seconde récidive, peine de mort en cas de troisième récidive. On ne rigolait pas à l'époque.

Il faut savoir qu'il existe en réalité deux types de chasses : la vénerie, réservée aux hommes et la volerie, ouverte aux femmes.

• La vénerie, ou chasse à courre, est organisée dans les forêts entourant le logis seigneurial. Pratiquée à cheval, elle consiste à traquer un animal à l'aide d'une meute de chiens. Les gibiers recherchés sont les sangliers, les lièvres et les biches, l'animal le plus prisé étant le cerf.
  
• La volerie est une chasse moins éprouvante, considérée comme plus adaptée aux femmes. Elle se pratique avec des rapaces dressés pour traquer du gibier à plumes comme le faisan, le héron ou la grue. 
  

Mais un tel sport est dispendieux et est donc un facteur évident de distinction sociale comme pouvait l'être par la suite le tennis à ses débuts ou encore le golf. La chasse permet donc aux nobles d'afficher leur rang et leur statut, tout en gardant le contrôle sur leurs forêts en punissant les braconniers. La Révolution va faire voler en éclats ce droit de chasse, tellement haï des paysans. Mais la démocratisation abusive de la chasse révolutionnaire entraîne des excès par le manque de règles claires qui décimera de nombreuses espèces animales. Et c'est encore une fois Napoléon qui va mettre de l'ordre dans tout cela, comme à son habitude, en réglementant la pratique. Mais contrairement à ses illustres prédécesseurs, Napoléon n'était ni un grand chasseur ni un amateur de ce loisir qu'il pratiquait plus par obligation que par plaisir.

Alors qu'il était un jour à la chasse à la poursuite d'un superbe cerf, ce dernier sema ses poursuivants et alla se réfugier chez un vannier qui était occupé à battre son grain. Apeurée, la bête ravagea l'atelier du paysan qui, pensant le seigneur loin, abattit le cervidé d'un coup de fléau. Mais bientôt, il entendit approcher les veneurs et piqueurs accompagnés de leurs chiens qui avaient retrouvé la trace de la bête. Ils déboulèrent chez le paysan, terrorisé devant la perspective de la sanction qu'il risquait. Le pauvre hère fut empoigné sans ménagement par un valet et présenté à Bonaparte, alors Premier Consul :

- Tu as vu le cerf ?

- Oui.

- Où l'as-tu vu ?

- Ici. Il est entré dans ma grange.

- Et il a abîmé ton grain ?

- Oui... .

- Et tu l'as tué ?

- Oui.

- Tu as bien fait.

Le paysan n'en crut pas ses oreilles, lui qui pensait que son sort était scellé. Le Premier Consul remonta calmement à cheval et tout son petit monde fit volte-face et s'éloigna.

Autant dire que le paysan raconta tout autour de lui son histoire qui se répandit comme une traînée de poudre. On ne tarit pas d'éloges pour ce nouveau maître qui rétablissait l'ordre, comme au temps des rois, mais non les privilèges, et qui respectait les principes mêmes de la Révolution; cette égalité si chère au cœur des petites gens.